L’art Brut : sa Biennale, son marché

[08/04/2014]

 

Lausanne, capitale de l’Art Brut ? C’est déjà le cas depuis des années grâce à la collection lausannoise d’Art Brut, historiquement la première du genre et aujourd’hui la plus riche au monde.Lausanne a lancé sa première Biennale à travers quelques 200 oeuvres soigneusement sélectionnées dans les collections du musée qui comptent pas moins de 60 000 pièces de plus de 400 auteurs (Véhicules, 8 novembre 2013-27 avril 2014). Les grands auteurs d’Art Brut tels que Séraphine DE SENLIS, Louis SOUTTER, Gaston CHAISSAC et Adolf WÖLFLI sont encore peu représentés dans les grandes ventes de prestige. Plus confidentiel que d’autres grands pans de l’art moderne, le marché de l’Art Brut est en train de se réveiller et commence véritablement à se structurer.

Emergence et réception de l’Art Brut

Les penseurs de l’Art Brut préfèrent utiliser, plutôt que le qualificatif d’ « artistes », le terme d’ « auteurs » afin de rompre sémantiquement avec la création artistique institutionnalisée. Les auteurs d’Art Brut sont des autodidactes, vivant souvent reclus, en marge de toute influence des mouvances artistiques de leur temps. Leurs techniques sont aussi variées que les thèmes abordés, bien qu’ils renvoient la plupart du temps aux troubles obsessionnels qui les affectent. Mis en relief par André Breton dès 1924, c’est sous l’impulsion de Jean Dubuffet qu’émerge en 1945 l’expression d’« Art Brut ». Sous ce terme sont élevés au rang de créations artistiques des productions qui n’étaient alors perçues que comme des manifestations de troubles psychologiques, où alors celles de créateurs profondément isolés privilégiant l’introspection individuelle. Il faut attendre 1967 pour une première consécration parisienne avec une exposition intitulée L’Art Brut au Musée des Arts décoratifs. Neuf ans plus tard, la Collection de l’Art Brut est inaugurée à Lausanne.

Les artistes, relégués aux marges de la création et stigmatisés sous le label d’Art Brut, étaient habituellement absents des grandes messes de l’art contemporain, comme la Biennale de Venise ou la Foire de Bâle. Néanmoins, ces dernières années, quelques expositions (en France à la Maison Rouge, au Palais de Tokyo, via the Museum of everything) et foires d’art ont permis d’élargir le champ de vision artistique et d’inviter l’Art Brut sur le devant de la scène culturelle. La pénétration de l’Art Brut sur le marché s’est d’abord opérée de façon parcellaire à travers des foires comme Art Paris, Drawing Now Paris, et quelques off à Miami. La demande augmentant, ces oeuvres ont acquis leur droit de citer sur des évènements de plus en plus prestigieux, comme la Biennale de Venise, qui accueillait des créations « brutes » lors de son édition de 2013, faisant référence au Palais Encyclopédique de Marino Auriti, artiste autodidacte ouvrier. Par ailleurs, les oeuvres sont des plus en plus récurrentes sur les plus grandes foires commerciales, en passant par la FIAC à Paris et les éditions de Frieze à Londres et à New York.

Désormais, ces oeuvres s’affichent au contraire sur un territoire de plus en plus vaste, comme si un souffle à l’art contemporain mainstream s’avérait nécessaire. Rançon d’une nouvelle gloire, cet art créé indépendamment de toute logique commerciale fait l’objet d’importantes dispersions aux enchères.

De moins en moins confiné à l’ombre du marché de l’art

Les places de marché privilégiées pour acquérir des oeuvres sont celles de Bern, Zurich, Paris, mais aussi New York et, dans une moindre mesure, Chicago, Cologne et Berlin. Les sociétés de ventes intègrent depuis quelques années des Outsiders à des vacations modernes et contemporains, mettant par là même les artistes sur un pied d’égalité. Souvent rares en salles, les oeuvres brutes atteignent des prix à six chiffres sous quelques signatures et les records se multiplient, comme en témoigne les chiffres ci-après :

Bill TRAYLOR (1854-1947)
Nouveau record atteint en 2014 pour le dessin Man with a Plow adjugé 300 000 $, au double de son estimation, à New York (soit 365 000 $ frais inclus, Sotheby’s). Cette même œuvre coutait 160 000 $ en 1997 (3 décembre 1997, Sotheby’s New York).

Henry J. DARGER (1892-1973)
Record atteint en 2013 à Paris pour le dessin Tornado I/Tornado II/Tornado III (1958) adjugé 165 636 $ (120 000 €, Christie’s).
Sa cote a doublé en 10 ans. Certains dessins achetés autour de 30 000 $ en 2003 se paient désormais plus de 150 000 $.

Adolf WÖLFLI (1864-1930)
Record atteint en 2011 pour un dessin de 1916 adjugé 123 375 $ à Bern (105 000 CHF, Die heilige Erittera: Gross=Gross=Göttin, chez Kornfeld).
Vendu essentiellement en Suisse (Zurich, Bern) et à Paris. Ses dessins au crayon de couleurs accessibles en salles entre 15 000 et 30 000 $.

Louis SOUTTER (1871-1942)
Record atteint en 2007 pour son dessin à l’encre de chine intitulé «Un chat à mort»/«Elysée», adjugé 267 444 $ (180 000 €, Lempertz).
Marché répartit entre la Suisse (83% du produit de ventes) et l’Allemagne (16%).

Martin RAMIREZ (1895-1963)
Record atteint en 2013 à Paris avec une technique mixte adjugée l’équivalent de 217 889 $ (170 000 €, Cornette de Saint Cyr). Son précédent record atteignait 110 000 $ à New York en 2011 (Untitled (Madonna), Sotheby’s).

Séraphine DE SENLIS (1864-1942)
Record atteint en 2012 pour l’huile sur toile Pommiers adjugée 263 046 $ à Paris (210 000 €, Artcurial).

Aloise CORBAZ (1886-1964)
Record atteint en 2005 à Paris pour une série de 13 dessins adjugée 73 206 $ (61 000 €, Charbonneaux).
Vendue essentiellement en Suisse (Zurich, Bern) et à Paris. Quelques dessins sont encore accessibles pour moins de 10 000 $.

Gaston CHAISSAC (1910-1964)
Record atteint en 2007 avec Le locataire du premier qui flirte avec les 400 000 $ frais inclus à Paris (adjugé 250 000 €, près de 300 000 € frais inclus, Artcurial).

La plupart des artistes présentés dans le cadre de la première Biennale d’Art Brut de Lausanne sont introuvables en salles de ventes. C’est le cas notamment de Hidenori Motooka, Willem Van Genk ou Auguste Forestier. D’autres s’avèrent particulièrement abordables, à l’instar de l’autrichien Franz KERNBEIS dont les dessins changent de mains autour de 2 500 $.